3 mai 1940 : 55ème jour depuis que l'on nous a jeté dans ce train, d'après ce que les batonnets que je griffonne à l'aide d'un clou rouillé contre la paroi de ce poulailler, faisant office de "chambre" à lits superposés, m'indiquent... Un nouveau est arrivé. Pas dans notre taudis, non. Au commandement : "Herr" Obersturmbannführer Rudolf Höss, si ma mémoire est bonne... "Ober-fürer" aurait suffit, selon moi... Il n'a pas perdu de temps... Deux jours lui auront suffit pour emmener mes parents... Voilà déjà plus de 7 heures que je les attends. Aucun prisonnier ne sait ou n'ose me dire où ils sont, et les gardes détournent le regard ou me battent quand je leur pose la question... Du "haut" de mes vingt et un ans, l'équation est vite résolue... Ou bien ils sont déjà morts, ou ils les torturent, ou encore ils exercent ces "fameuses" expériences dont tout le monde n'en sort qu'amenuisé, si ce n'est sans vie...
J'ai écouté des anémiques, vaincus par le typhus et autres gangrèneries rampantes du camp, victimes de ces essais avec ou sans résultats, et ça n'a rien pour me rassurer... Je sors du cagibi et regarde une énième fois l'horloge fixée à la face de l'hopital (bien sûr reservé à ceux qui nous tiennent enfermés). La huitième heure approche... Et déjà troid rafales ont pétaradées entre armes, corps et murs, envoyant les condamnés dans une fosse commune fraîchement creusée. Mes parents y sont-ils déjà ?
6 mai 1940 : Papa et Maman sont morts, il ne peut en être autrement. Je commence à connaitre les habitudes, ici, et, si l'on ne revient pas une fois exténué, on ne reviendra plus jamais... Et aujourd'hui c'est moi qu'ils viennent chercher... Le doute n'est plus permis. Deux SS, matraques levées vers le ciel, mais ne désirant que moi, m'intiment de me lever et de les suivre avec des gestes éloquents. "Où m'emmenez-vous ? Qu'est-ce que vous voulez de moi ?", ne puis-je m'empêcher de leur demander encore et encore, pleurant et tremblant de rage comme de peur... "Todesenge" répétent-ils à chacune de mes questions... Je n'appris que bien plus tard que ce mot désignait "l'ange de la mort"... Le Docteur Mengele...
De ce moment, je n'ai pu comprendre qu'une chose... Une anomalie génétique avait été décelée mais non "révélée" par mes parents... Il les jugea inutiles vu leur âge, selon lui trop avancé pour y effectuer un quelconque changement... Il décida donc de tout mettre en oeuvre afin que cette anomalie "s'active" en moi, persuadé que notre code génétique recelait un grand secret...
Août 1940 : Dernière vision avant le plongeon, après un temps qui me semblait sans fin face à ces manipulations, ces piqures, ces tortures psychiques, auditives, sensorielles... Mais enfin je m'endors... Le "Docteur" m'a prévenu que ce serait un long sommeil, qui selon lui pourrait amener un changement radical au monde... Le seul changement qu'il m'eût été permit d'observer - et sans son assentiment - fut le mois indiqué sur sa montre... Août... Déjà 3 mois que ces supplices duraient... Je m'enfonçais lentement dans un coton étouffant, et bien moins doux que celui dont on parle dans les livres... Mais au moins je n'aurais plus à être conscient pour le reste de ce qu'il souhaitait me faire subir...
12 Décembre 1943 : L'horaire éclaire l'alcôve dans laquelle je suis entravé sur ce qu'on ne peut décemment pas appeler un lit. La première question me venant à l'esprit est de comprendre pourquoi je suis attaché, sachant que même mes yeux peinent à m'obéir... Je n'ai rien oublié, preuve que mon corps n'a pas été à l'abandon tout ce temps mais bien mis à l'épreuve...
Plusieurs heures passent, entre cauchemar et brouillard, avant qu'un inconnu vétu de blanc n'apparaisse au seuil de la porte et se fige, l'air surpris, fautif et indécis. Un temps s'écoule avant qu'il n'entre, puis se présente sous le nom d'Arthur Liebehenschel. Il tente de m'expliquer dans un français approximatif que je ne devrais pas être conscient, et que le "Docteur" est absent. Démarre alors une batterie de tests, tous sans succès, tant est évidente mon incapacité à réaliser le moindre effort...
15 décembre 1943 : Je ne suis que douleur... Le "remplaçant" du Docteur a compris que mon réveil était dû à une erreur de dosage. Ne sachant que faire de moi dans cette aile de bâtiment dont il n'était responsable que le temps de l'absence de l'ange de la mort, il préfera me ramener dans mon block en tentant d'égarer mes dossiers... Cette fois-ci, un seul soldat suffit, tant mon poids avait diminué... De même que celui des autres prisonniers d'ailleurs...
16 décembre 1943 : Plusieurs personnes sont venues me voir aujourd'hui, m'apportant couvertures et le peu de pain qu'ils ne pouvaient déjà se permettre de partager, incrédules en voyant quelqu'un sortir de ce bâtiment vivant après tant de temps... Un vieux tzigane m'apporta même un reste de haricots cuits. Froids, mais cuits... Des mots purent enfin sortir, de même que des larmes... "Merci" avait alors prit tout son sens...
5 février 1944 : J'ai repris des forces, si l'on peut dire, quand on sait avec quoi l'on est nourri, mais je me sens vivant, dans le vrai sens du terme, malgré les travaux auxquels j'ai été réaffecté hier. Je peux à nouveau gérer mon corps, même si je ne me sens plus moi-même psychologiquement... Je ne sais toujours pas ce qu'il m'a fait... Des choses étranges se passent depuis quelques jours...
10 février 1944 : J'espère que ce journal ne tombera pas entre de mauvaises mains... J'ai appris aujourd'hui que Mengele revenait dans environ 2 mois. Je refuse encore de prendre pour argent comptant ce qui s'est passé, mais à l'annonce de cette nouvelle, l'assiette vide que je regardais avec dépit vola en éclat à travers la pièce, à l'instant même où je ressenti cette frayeur que j'avais vécu à chacune de ses entrées dans ce qu'il appelait son laboratoire !! Je ne l'avais pas en main, mon ami tzigane était trop loin, je ne saurais expliquer ce phénomène... A moins d'admettre que les expériences aient portées leurs fruits... J'ai peur... De moi...
25 février 1944 : C'est un fait ! Quelque chose s'est éveillé en moi. Je ne le maitrise pas réellement, le déclenchement est arbitraire et le plus souvent émotionnel, mais il se passe quelque chose ! Les objets bougent ! A chaque frayeur, chaque coup de sifflet, chaque fois que la sirène se déclenche, un petit objet dans mon entourage est projeté !
Dois-je y croire ? Dois-je m'y confronter ? L'admettre et tenter de le mettre en pratique ? Le fuir ? Le renier et réfuter cette théorie hors du commun ? Le passer sous silence ?
2 mars 1944 : Roy, mon ami, m'en a parlé. Jusqu'ici il l'avait gardé pour lui, mais ça semblait être devenu une obsession. Il avait vu l'assiette, étant aux premières loges, et avait surpris d'autres objets projetés sans raison en ma présence... Il voulait me voir développer cette capacité !
15 mars 1944 : Je suis convaincu. D'autant plus que Roy m'a poussé à m'entrainer avec une bille qu'une petite fille lui a donné à travers une grille du camp.
Elle bouge.
25 mars 1944 : Je commence à vraiment contrôler cette bille "oeil de chat" sur laquelle j'ai abimé mes yeux à force de la fixer. Elle lévite entre mes mains, et je peux approximativement la projeter dans la direction désirée, et, je dois l'avouer, à une vitesse assez impressionante. Il est temps de m'attaquer à quelque chose de plus résistant, de plus utile... Maintenant que j'ai admis cette capacité, je ne peux plus l'accepter que comme un moyen de fuir ce lieu maudit, et ce, à tout prix. Voyons avec ce clou !
5 avril 1944 : Je n'ai laissé que 3 clous à chacune des planches de mon block donnant vers les grillages, je songe à une passerelle. Je n'aurais pas la force mentale de les déplacer, mais je me sais désormais capable de les ôter de leur structure. Je n'aurais alors plus qu'a les disposer par moi-même et ainsi m'en servir comme d'une échelle, et... A moi la liberté ! Ne me reste qu'a réussir, d'une façon ou d'une autre, à éteindre les projecteurs omniprésents... Mes "pouvoirs" le permettraient-ils ?
7 avril 1944 : J'ai réussi ! Un projecteur n'est après tout qu'un objet relié par des fils éléctriques, il me suffisait donc de déconnecter un fil pour l'éteindre... La difficulté par rapport aux clous est qu'il était plus question d'imagination que de sens premier, à savoir la vue. Tout semble au point, et il n'est que temps, l'ange de la mort revient dans quelques jours... Mais qu'en est-il de celui qui tient le projecteur..? Malgré ce qu'ils nous ont fait, je ne me sens pas prêt à tuer... Nous verrons bien... Je dis nous, car mon Tzigane de Roy ne peut que venir avec moi désormais !
11 avril 1944 : Demain ! Tout est en place, autant vous dire qu'une paroi du block ne tiendrait pas face à une grosse rafale, et selon nos estimations, ce sera le meilleur jour, les gardes étant en général réunis pour leur soirée poker du mois, promotion en poche, ce qui fait qu'ils seront moins nombreux en vigie (en théorie).
Nuit du 12 au 13 avril 1944 : Roy m'a rejoint, il n'est pas dans le même block que moi, n'ayant pas les mêmes "raisons" d'incarcération. Je finis d'ôter les clous de la face Est de mon block, Roy maintenant les planches à mesure que j'avance. Nous avons de la chance, la vigie cernant le block et le grillage semble fatiguée et délestée de son argent, ce qui la rend moins alerte et plus amer envers ses propres alliés.
Une fois les six planches libres, nous nous empressons de les mettre deux par deux dans la longueur, et je martelle mentallement les clous que j'ai minutieusement mis de coté, afin de disposer d'une hauteur suffisante pour passer le grillage et d'une largeur qui permette de ne pas nous écharper contre les barbelés...
Le projecteur fut éteint sans problème mais... C'était sans compter le bruit... Dès que les trois rallonges furent posées, tout le grillage se mit à osciller et à gesticuler dans un bruit inimaginable, et ce tout le long de la face Est... Roy cria simplement "Fonce, mais fonce !", tandis qu'il restait en contrebas de la tour afin d'attirer l'attention.
Sa vie était déjà perdu, sa poitrine déjà en joue, je ne pouvais plus le sauver, mais seulement tenter de me sauver moi-même...
Fuyais-je pour moi, ou bien pour son sacrifice ? Cette question restera veine, toujours est-il que jamais je n'avais courru aussi vite de ma vie...
18 août 1951 : Il m'aura fallu sept longues années pour me permettre de réécrire dans ce journal, la mort de Roy étant toujours et à jamais sur mes épaules, mais je le devais. Car enfin j'y suis. A force de faux papiers, de cachettes, de vol à l'étallage ou dans les fermes pour manger, de travaux acharnés pour une paye misérable, j'ai enfin réussi à traverser la Ruthénie blanche, ai découvert Minsk, puis suis reparti vers Moscou, en évitant la route principale un maximum sauf quand la faim et le froid se faisaient trop sentir...
J'y suis Roy...
> Capture de Duke
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